C e titre n'a rien d'évident: qu'est un «être»,
qu'est une «société», et donc, qu'est un «être social» ? En outre, on peut lire ce
titre en deux sens: traite-t-il des «êtres» participant d'une «société» ou des «sociétés»
en tant qu'«êtres» ? En fait, je compte discuter des deux choses.
Ma prémisse en revanche est évidente: un… Disons, un «individu», n'agit pas de
même selon qu'il vit isolément, en famille, en groupe ou en société: moins il est en
nombre, plus il est libre; moins il est en nombre, plus il est contraint. Cela n'est pas
vraiment paradoxal: l'individu entièrement autonome est aussi entièrement libre de ses
choix, mais en contrepartie l'individu entièrement autonome ne peut s'appuyer que sur ses
ressources propres pour agir dans son milieu, ce qui fait que tout changement défavorable
en lui-même ou dans son milieu ne peut être amorti par l'aide de tiers, ce qui le soumet
entièrement aux contraintes du milieu – et à ses limites propres.
La vie est une forme précaire et difficile à maintenir (tout du moins, la vie quand
elle s'incarne dans des entités: comme phénomène général — les «molécules du vivant» –
elle est au contraire très robuste, certaines de ses molécules ayant une résistance
presque aussi forte que les atomes stables). Avec le temps, ces entités ont déployé des
tactiques et des stratégies pour améliorer leur persistance et, secondairement, celle
d'autres entités plus ou moins similaires à elles. On peut considérer que toute entité
vivante est une combinaison d'entités, car c'est la méthode développée par les molécules
du vivant pour se maintenir et se reproduire: se combiner avec d'autres molécules en des
formations de plus en plus complexes. Puis ces combinaisons primaires se sont combinées à
leur tour avec d'autres combinaisons primaires, certaines combinaisons secodaires avec
d'autres combinaisons secondaires, certaines combinaisons de combinaisons se sont à leur
tour combinées avec d'autres combinaisons de combinaisons, et ainsi de suite. Une entité
du type qu'on peut définir comme «société» n'est pas la simple coalition d'individus mais
un ensemble très complexe qui combine des éléments hétérogènes et des individus d'espèces
variées, permettant alors à la «société» d'avoir un contrôle assez étendu de sa portion
locale de la biosphère, de son «écosystème». On peut considérer que c'est ce qui définit
l'entité «société»: au lieu qu'elle soit tributaire de son écosystème il est tributaire
d'elle ou bien, dit autrement, une «société» est un écosystème conscient de lui-même.
Une société se différencie d'autres groupements d'entité par sa capacité à organiser
son écosystème: dans les systèmes non sociaux la régulation se fait indépendamment de la
volonté consciente de ses participants, tandis qu'une société organise une portion de la
biosphère pour y exercer de manière ordonnée les échanges dans le système et entre lui et
ce qu'on peut appeler son environnement; cette manière d'agir fait que cette portion de
biosphère favorisera le maintien et la prolifération des «membres de la société» qui, je
l'indiquais, ne sont pas les seuls représentants de l'espèce dominante, mais l'ensemble
des individus qui sont «dans la société» et de la partie non vivante du système qui y a
un rôle qu'on peut qualifier d'actif, en ce sen qu'elle y est un «acteur», même si ces
actes sont préparés et en partie réalisés par la composante vivante de la société. En ce
sens, on peut dire que si les colonies de fourmis ou de termites sont le plus souvent des
sociétés, il est moins avéré que les abeilles forment proprement des sociétés et peuvent
être vraiment qualifiées d'«insectes sociaux»: contrairement aux fourmis, elles n'ont pas
d'action notable sur l'organisation de leur écosystème, même si elles lui sont le plus
souvent vitales par leur action pollinisatrice: la seule espèce admise dans une colonie
d'abeilles est celle des abeilles, les autres espèces y résidant sont des parasites; les
fourmis, au contraire, ont le plus souvent un rapport de commensalité avec des espèces
diverses – pucerons, champignons, arbres, etc. – et organisent leur territoire à la fois
en faveur de leur espèce et des espèces commensales.
Les cas des fourmis ou des humains sont évidents, car on a affaire ici à des sociétés
visiblement organisées mais on peut aussi considérer des formations telles que les récifs
coraliens comme des sociétés, en ce sens qu'il y a un rapport de commensalité entre les
coraux et les autres espèces vivant dans ces récifs, avec la différence qu'on ne discerne
pas d'organisation volontaire dans ces formations. Mais la question de la volonté – ou
libre-arbitre – n'est pas simple: a posteriori on peut considérer que fourmis et
humains «ont la volonté» de «faire société»: a priori on peut considérer cette
«socialisation» comme étant de l'ordre de l'inné, un non choix, que ça fait partie des
mécanismes inconscients et ataviques de l'espèce; les humains sont prêts à accepter cette
idée pour les fourmis; pour eux-mêmes c'est moins sûr: sauf chez les socio-biologistes et
quelques autres penseurs de la société humaine, il y a ce dogme courant selon quoi c'est
grâce à la «conscience de lui-même» que l'être humain développa la forme de socialisation
qui lui est propre, mais la chose n'est pas si claire et évidente: chaque humain peut-il
affirmer qu'il est tel par une capacité propre indépendante du contexte ?
Les exemples multiples d'individus de l'espèce qui, par circonstance ou par le choix
de tiers se sont retrouvés à jeune âge complètement isolés d'un contexte social montre
que l'effectuation de ces potentialités que sont la conscience de soi et la sociabilité
sont induites par le contexte: un humain élevé à très jeune âge par une autre espèce
modèlera son comportement sur celui de l'espèce; passé un certain âge (environ «l'âge de
raison», après sa sixième année), s'il conserve la capacité d'adapter son comportement à
un autre contexte, ce sera celle de tout autre individu de «son espèce» (celle qui l'a
élevée) et non de son groupe d'ascendance; pour dire les choses simplement, un humain
élevé par, disons, des loups, aura la même capacité qu'un autre loup de s'adapter à un
contexte humain, mais pas celle d'un humain. Ceci implique que les humains sont des êtres
sociaux au plein sens du terme aux seules conditions qu'ils en aient les potentialités et
qu'ils soient dans un contexte activant ces potentialités. Car tous les humains, même
insérés dans un ontexte favorable, n'ont pas une égale capacité à «devenir humains». Cela
ne les empêche bien sûr pas, le plus souvent, d'être en mesure d'avoir un «rôle social»,
mais autre que celui qu'on présume pour un être humain «normal».
Bien des guillemets dans ces propositions. Résolvons tout d'abord la question de la
normalité: dans d'autres textes j'en parle, chez les humains, et probablement chez les
autres espèces proprement sociales, la norme est très large, beaucoup plus que dans la
plupart des espèces, du fait même que sur leur territoire ces espèces sociales trouvent
une utilité au groupe pour des individus qui, dans d'autres espèces, outre que d'être de
peu d'utilité, poseraient des problèmes de survie au groupe; quant aux espèces dont les
individus sont autonomes, soit ils sont adaptés au milieu, soit non, et pour eux cela se
résoud bien plus vite… Du fait que «l'espace social» est protégé, et que grâce à
son organisation il fournit plus de subsistance que nécessaire au groupe, les individus
même assez éloignés d'une fonctionnalité spécifique médiane sont utiles au groupe: si
vous avez déjà observé de près une fourmilière vous aurez constaté comme moi que nombre
d'individus sont «anormaux», ne correspondent pas à ce qu'on considère comme une fourmi
«normale»; la question pour la société est de savoir si, malgré son anormalité, tel
individu a une utilité sociale supérieure à son déficit fonctionnel; bien sûr, cela ne
vaut pas pour certaines variétés d'individus, dans les cas des fourmilières pour ceux qui
sont en charge de la défense du groupe – les «guerrières».
Dans une société humaine il en va de même: on ne requiert pas d'un individu d'activer
toutes les potentialités de l'espèce mais celles nécessaires à telle fonction: l'individu
médian a une certaine conformation, une certaine puissance, une certaine intelligence,
etc.; tel travailleur de force devra être proche de la conformation moyenne et avoir une
capacité musculaire égale ou supérieure à cette moyenne, mais n'aura pas la nécessité
d'atteindre à la moyenne intellectuelle; pour tel enseignant, sa conformation ou sa force
peuvent être très en-dessous de la moyenne pour autant que ses capacités intellectuelles
soient égales ou supérieures au minimum requis dans la fonction; etc.; les espèces
animales n'ont pas ce type de tolérance, en général. Sinon que…
Sinon que, à quel niveau doit-on situer le concept de société ? De mon point de
vue les individus pluricellulaires, et en tout cas les organismes pluricellulaires, sont
des sortes de sociétés. L'appréciation que l'on a de la notion d'espèce dérive d'un état
actuel, celui que vous et moi, et tout humain ayant réfléchi à la question au cours des
générations, connaissons, où les espèces, les genres, les phylums sont déjà constitués;
mais un individu pluricellulaire organisé actuel est l'héritier de plusieurs lignées qui
ont, au cours du temps, «échangé des informations» (du code génétique, des protéines, des
organites, etc.), ou «acquis des informations (phénomènes de symbiose / parasitisme); ce
qui vaut pour un individu stricto sensu (un être fonctionnellement autonome) vaut
pour ce genre d'individus que sont les cellules d'un organisme pluricellulaire: dans cet
organisme, le «territoire» est contrôlé (milieu intérieur), chaque individu a une plus
grande opportunité de se maintenir et de proliférer qu'en étant indépendant, et chacun
active une partie seulement du potentiel de «l'espèce» selon la fonction qu'il aura dans
l'organisme; enfin, un organisme a une caractéristique qui, au plan des organismes, est
propre aux espèces sociales: l'activité résultant de la conjugaison des individus n'est
pas la somme ou l'augmentation de l'activité de chaque membres mais une activité autre:
la «socialisation» induit une changement non plus quantitatif mais qualitatif.
La «socialisation» au sens où je l'entends ici transfère les potentiels d'action d'un
individu au niveau du groupe, permettant ainsi au groupe d'agir «comme un seul»; il en
résulte que «l'individu collectif» qu'est une société acquiert des capacités qu'aucun
individu de formes antérieures ne pouvait acquérir. On peut considérer que les fourmis
sont «plus intelligentes» que les espèces d'insectes non sociales non parce que chaque
fourmi est «plus intelligente» que d'autres insectes mais parce que leur organisation
induit une sorte d'intelligence collective qui n'appartient à aucun des individus de la
société et n'est pas envisageable pour n'importe quel individu insecte. On en dira autant
pour les humains, sinon le fait que chez les humains cette «intelligence collective»
induit en retour une possible augmentation de l'intelligence des individus, mais cette
capacité est liée plutôt au phylum: tous les mammifères ont une capacité d'apprentissage
d'un ordre inconnu pour les insectes ou même les autres types de vertébrés, parmi les
mammifères les hominidés en ont une d'un ordre particulier, et parmi eux la branche des
hominines a produit des populations particulièrement aptes à apprendre et à enseigner.
J'évoquais les socio-biologistes et pensais aussi, sans les nommer, à certains
éthologistes et à des formes particulières de théorie économique qui ont beaucoup de
traits communs avec la socio-biologie et le darwinisme social (pour autant que l'ensemble
des théories économiques globalisantes ne soient pas dans ce cas); mes hypothèses n'ont
rien à voir avec cela, je ne discute pas des individus en tant qu'eux-mêmes mais en tant
qu'êtres sociaux, ni de la société comme un phénomène de masse; je ne discute même pas de
la classe d'individus spécifiques de telle ou telle société (les cellules, les humains ou
les fourmis) mais de l'objet «société» qui, comme dit, intègre bien d'autres éléments que
l'espèce prédominante. La société telle que j'en discute ici est avant tout un espace, un
espace réglé, régulé, orienté vers le profit des individus (végétaux et animaux) qui y
participent, au premier chef les membres du groupe principal. Un espace au sens strict:
non pas une surface mais un volume.
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